Pourquoi Tom Cruise
Texte 2015

pierre-denan

Pourquoi Tom Cruise
Récit prompteur, livre 2, 260 000 signes
Format 15 x 21 cm, 196 pages, 14 euros
Éditions Les presses du Réel
Collection L’espace littéraire – Fictions

Vidéos sur YouTube, lectures Galerie Serge Le Borgne, Palais de Tokyo et Centre Pompidou

Le récit prompteur Pourquoi Tom Cruise est une ligne, un flux qui s’inspire, pour la forme, du mode de défilement en continu des titres et dépêches d’agences de presse sur les écrans des chaînes d’information. Écrit sur un mode narratif, constitué d’éléments provenant des fils d’actualité du web – haut lieu de la fiction –, d’emprunts à la littérature, de références au cinéma, à la musique et à l’art mais aussi de tout un contexte fictionnel original, il se caractérise par la prévisibilité des contenus, renvoie sans cesse à son déjà-dit. Figure du récit – et non sujet –, Tom Cruise y incarne l’hypermoi paranoïaque, décomplexé, terrorisé, organisé, jeune et durable des temps hypermodernes. Un hypercruise, pour un hypersonnage, marque absolue d’une « modernité élevée à la puissance superlative », mais aussi masque derrière lequel j’écris mon propre chant. Pierre Denan

Au menu du livre 2, une intrigue palpitante et un lot de cascades toujours plus dingues ! À chaque page, sa folle séquence. « Lecteur, es-tu prêt ? » C’est par cette simple question que l’on pourrait résumer la bande-annonce d’un récit qui transfigure le mouvement hyperbolique et la violence exaspérée à travers une touche très originale de poésie et de romantisme.

Que dit Ulrich, le personnage de L’Homme sans qualités, à la foule massée dans les gradins du Los Angeles Memorial Coliseum ? Sur quel type d’avion de chasse Tom Cruise fait-il peindre KISS ME KATE ? Qui est ce personnage qui demande, sur Twitter, jusqu’où ira le génie français ? Qui est cette femme qui souffre d’amnésie ? Qui se jette du haut de la lettre H du panneau Hollywood ? En quoi la dissolution du héros est-elle déjà sensible dans les procédés stendhaliens ? Où l’on retrouve la hardeuse Jenna Young sur le tournage d’une scène interraciale, et où l’agent de Katie Holmes affirme que l’actrice n’est pas dépendante à la drogue.

Les faits couvrent une période qui va de mai 2009 à mai 2013.

Avec, par ordre d’apparition dans le récit : Katie Holmes, Tom Cruise, David Miscavige, Michael Jackson, Annie Leibovitz, Jenna Young, Victoria Beckham, Sheila Weller, Mark Seal, Eleanor Schiralli, Bernard Madoff, Rich Cohen, Jessica Simpson, Lance Armstrong, Ed Ruscha, Sam Ricci, Chris Reinhardt, Suri Cruise, Nicolas Sarkozy, Mickey Rourke, Pierre Hardy, Josh Applebaum, Andre Nemec, J.J. Abrams, Jill Stempel, John Anderton…

pierre-denan

Les premières pages :

T’es où ? demande Katie à Tom. Elle écrase sa clope dans un cendrier circulaire grenade en verre ambré brun, marli animé en bas-relief de cabochons et guirlandes de feuillage avec signature incisée R. Lalique France, il monte dans un 4X4. L’odeur du cuir, Sunset Boulevard. Climat semi-aride, architecture et urbanisme. Il reçoit un appel de David Miscavige, ronflement du moteur. Le virus de la grippe A déferle sur le monde, Michael Jackson fait un arrêt cardiaque. Annie Leibovitz se trouve dans l’incapacité de rembourser un emprunt de vingt-quatre millions de dollars contracté auprès d’Art Capital Group, la NASA bombarde la surface lunaire. OF FUCK! AH SHIT! FUCK YES! OH YEAH! OH GOD! dit Jenna Young, tournage d’une scène gonzo. La brune piquante suce un hardeur bronzé, Cruise se jette du haut d’un immeuble. Does it really have to be that way? J’ai toujours rêvé d’être une actrice, confie Katie Holmes à Sheila Weller pour l’interview Glamour. Elle dit aimer sa famille, révèle son goût pour les films de vampires. En France, deux Compagnies républicaines de sécurité (CRS) convergent vers la ville de Villiers-le-Bel en proie à des émeutes, sont accueillies par des jets de pierres, de cocktails Molotov, répliquent par des tirs de Flash-Ball, de gaz lacrymogènes. Trajectoire prévisible, la fabrique des images. C’est carrément extrême de perdre sa virginité devant une caméra, dit Jenna, mais quand je pense à l’excitation, au bonheur que j’ai devant un film X, je me dis que c’est encore la meilleure place pour moi. Une petite blouse en soie couleur chair lui donne un teint sublime, talk about pornography. La presse people révèle que Katie Holmes est pressentie pour jouer le rôle d’une femme d’affaires très ambitieuse dans le deuxième épisode cinématographique de Sex and the City, un remède à la crise. La star, qui s’est installée à Melbourne pour le tournage du film Don’t Be Afraid of the Dark, ne fait aucun commentaire. Elle ouvre le dernier numéro de Vanity Fair, soulagement immédiat et durable. Mark Seal s’entretient avec Eleanor Schiralli, la secrétaire de Bernard Madoff, homme d’affaires accusé d’escroquerie de type « chaîne de Ponzi », rien de caché qui ne sera RÉVÉLÉ. Rich Cohen interviewe Jessica Simpson, qui fête son anniversaire. Le coureur cycliste Lance Armstrong dit son admiration pour les peintures de mots de l’artiste Ed Ruscha, Hollywood is A Verb. Dans le parking d’un immeuble de Santa Monica, au 1955 California Avenue, Sam Ricci casse les jambes de Chris Reinhardt. Nappes d’huile, vapeurs d’essence, le Jet de Cruise se pose à Melbourne. Au trente-neuvième étage du Crown Towers Hotel, sa fille Suri, âgée de 3 ans, se regarde dans un miroir. Robe rouge, paire de ballerines dorées, elle tourne sur elle-même. Tu es prête ? lui demande sa mère. Jenna s’administre un suppositoire à la glycérine, s’assied sur les toilettes de son appartement de Santa Monica sur Colorado Avenue, feuillette In Touch Weekly et vide ses intestins. Température extérieure 25° Celsius, vent de sud-est 10 kilomètres/heure. Elle se fait un lavement, appelle un taxi et à Chino, un gosse de 10 ans abat sa soeur d’une balle en plein visage. Qu’est-ce qui te trouble ? Qu’est-ce qui t’émeut jusqu’à l’âme ? écrit Kafka dans son Journal, mode interrogatif. Tom offre deux douzaines de roses rouges à sa femme, prend Suri dans ses bras. Ils roulent dans l’herbe fraîche, so cute. Famille bonheur, des retrouvailles irrésistibles. Dans son bureau du palais de l’Élysée, à Paris, Nicolas Sarkozy mange une barre chocolatée. C’est un sniper, titre la presse mondiale. Mon travail c’est de débarrasser la France des voyous ! assure-t-il. Je n’ai jamais rêvé de devenir Tom Cruise, affirme Mickey Rourke. L’autopsie du corps de Michael Jackson révèle que « le Roi de la Pop » a succombé à une surdose de propofol (anesthésiant) et de lorazepam (sédatif). On trouve, en outre, des traces de midazolam, diazepam, lidocaïne, éphédrine. Étoile tombée de son firmament, chromos. Katie, qui regarde CNN, boit une gorgée de thé. Elle porte une paire d’escarpins open-toes Pierre Hardy beiges, Greg Knight se fait un sniff de chloroforme et se noie dans sa piscine et plus personne ne sait pourquoi. Jenna, qui vient de tourner une scène de double anale, embrasse son agent : hi Honey! Dans une villa de West Hollywood, les auteurs Josh Applebaum et Andre Nemec, recrutés par Paramount Pictures, rédigent le scénario de Mission: Impossible 4. Tom, qui en un an a dépensé deux millions et demi de dollars pour habiller sa fille et qui est sur le plateau de The View (ABC), se dit très flatté que Suri soit une icône fashion. Elle adore minauder devant les caméras, titre le site Bébé-Buzz, c’est planétaire. Elle a complètement relancé la carrière de Cruise, ça l’a humanisé, assure Jill Stempel, de l’agence World Entertainment News Network. Immergé dans une baignoire remplie d’eau et de glace, l’acteur, qui tente d’échapper à une nuée d’araignées mécaniques programmées pour scanner ses yeux, retient son souffle. Bernie Madoff est condamné à cent cinquante ans de prison, John Anderton jaillit de l’eau. Il écarte le pansement qui recouvre ses yeux fraîchement greffés, saisit une paupière, la soulève. Lumière aveuglante du scanner, identification. Rappelés par Precog, les robots s’éloignent. Cliquetis métalliques, Chris Reinhardt gémit. Goût de fer dans la bouche, il rampe sur deux mètres. Existe-t-il, aujourd’hui, des aventures qui se vivent hors de l’imaginaire hollywoodien ? écrit Fabien Danesi dans une dédicace de son livre Le Mythe brisé de l’Internationale situationniste. Vêtue d’une robe droite tissu et cuir, BlackBerry dans une main, Katie regarde sa fille. Chaussée de bottes English Roses de Kidorable (23,95 euros), Suri finit un cupcake So Girly, framboises et pralines roses. Précédées par deux gardes du corps, elles sortent  l’ascenseur. Le lobby du Crown Tower baigne dans une lumière dorée, elles s’engouffrent dans un SUV. Nicolas Sarkozy visite un commissariat, et dîne chez Guy Savoie. Soupe d’artichauts avec brioche feuilletée aux champignons et truffe, vent de sud modéré. Couverture nuageuse partielle, sa femme lui prend la main. Dans la cuisine de son appartement de Santa Monica, sur Colorado Avenue, Jenna boit un verre de vitamines. J’ai l’honneur d’attribuer notre première médaille pour la Liberté des valeurs à Tom Cruise, le scientologue le plus dévoué que je connaisse ! déclare Miscavige lors de la convention annuelle de l’Église, applaudissements et ovation. La star monte sur scène, fait le salut militaire, prend place derrière un pupitre, martèle : NOUS SOMMES L’AUTORITÉ. Unité, dispersion, débris, fragments. C’est à la page 158 de l’édition française d’American Psycho que Patrick Bateman, contemporain de Top Gun, le film qui fit de Cruise une star mondiale, au coeur des années Reagan, se fait faire un soin du visage chez Gio, à l’hôtel Pierre. World peace is that we need, et ce qui va suivre. Avec intensité. Un mouvement continu. L’expérience de la route. Sans éclairage ni signalisation ni marques au sol ni glissières de sécurité. Rien que l’asphalte et une raie manta de mille cinq cents kilos qui fait onduler ses nageoires pectorales, pond de gros oeufs vert foncé, dérive dans le courant et Tom, assis à l’arrière d’une limousine, regarde le mot PEUR bombé en rouge sur la façade d’un McDonald’s, rentre chez lui. Les mains d’Helga caressent la peau douce du visage de Patrick et tandis qu’elle étale et fait pénétrer les crèmes, les lotions et les toniques, elle murmure : oh, Mr. Bateman, votre visage est si sain, si lisse, si propre et l’interprète de Pete Maverick Mitchell, qui vient de déverrouiller la porte blindée de son armurerie, engage un chargeur dans un M16 A2. Que se passe-t-il vraiment ? En vrac, liste non exhaustive : incrédulité à l’égard des métarécits, triomphe de la globalisation néolibérale, essor des fana tismes identitaires, mêlée confuse et meurtrière, ruines fébriles, réseaux de malades, castings de dingues, écran global. — Vous écrivez en ce moment ? demande le docteur Clair à Jean-Jacques Schuhl, sa hanche le fait souffrir. — Oui, un peu. — Un roman ? — Une sorte. — Vous écrirez mieux si votre corps est en bon état. — Je n’en suis pas sûr. On le suit dans la rue, il avance vers le fleuve. Silhouette fragile, à peine un souffle. Quand la batterie de la voiture dans laquelle Katie tourne une scène de Don’t Be Afraid of the Dark explose, l’actrice a quitté le plateau depuis dix bonnes minutes. Miraculée ? Elle a frôlé la mort, affirme Scoop People. Elle passe à deux doigts du drame, titre News de Stars. Conditions d’existence du public, adrénaline et buzz mondial.